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Le rêve européen

4ème émission mai 2005

 

* Bonjour à toutes, bonjour à tous. Aujourd’hui, en ce mois de mai de l’an de grâce 2005, 4ème épisode de « Regards du Sud », intitulé « Le rêve européen ». Rappelons que « Regards du Sud » veut élargir nos regards aux dimensions du monde, en croisant une foultitude de regards, qui essayent tous de répondre à l’universelle question « Comment construire, tous ensemble, un monde plus fraternel ? ». Le 1er épisode s’est appuyé sur un récent voyage au Burkina Faso, pays cher à mon cœur parmi les plus pauvres du monde. J’expliquais que la présente émission voulait essayer de répondre à l’appel poignant et désespéré de Nicomède, un petit producteur de coton à Boni au Burkina Faso, interpellant américains et européens « …Leur façon de faire n’est pas bonne, puisqu’ils nous empêchent, nous, d’avancer. Qu’ils cherchent une solution, pour que tous ensemble, eux et nous, nous puissions avancer ».

 

Le précédent épisode, le 3ème, nous a permis de préciser méthodiquement un peu mieux, le monde dans lequel nous sommes, là où nous voulons aller et le comment y aller. Aujourd’hui, le thème tournera autour de l’Europe et du rêve européen et je m’appuierai, comme d’habitude sur de nombreux intervenants vivants ou déjà partis, que je remercie par avance infiniment. L’Europe, sujet essentiel d’actualité. Après avoir beaucoup lu, écouté, échangé, été ces temps-ci présent à des réunions pour le oui ou pour le non, je vous propose de partager tout cela, en particulier avec tous les jeunes, qui s’interrogent sur l’Avenir.

 

J’apporterai aussi ma modeste touche personnelle au grand débat en cours. Je vous propose un plan en cinq regards qui structureront ce « Rêve européen » : Regard du futur, Regard sur l’Europe, Regard d’Amérique, Regard du passé, Regard personnel.

 

                   I.         Regard du futur.

Pour commencer, rêvons européen avec tout de suite un « Regard du futur ». Projetons-nous directement un demi-siècle en amont, vers les années 2050/2055, je m’entends déjà vous dire :

Chers amis auditeurs, pour le 500ème épisode de notre émission, permettez au centenaire que je suis, d’évoquer brièvement, en ce milieu du 21ème siècle, « le monde dans lequel nous sommes ». S’il fallait résumer d’une phrase sa récente évolution, je dirais « les réalités d’aujourd’hui sont les utopies d’hier » ou encore « une révolution mondiale pacifique s’est produite ».

 

* Quel chemin parcouru en un demi siècle. Vous me permettrez d’avoir une pensée pour l’immense poète du 19ème siècle Victor Hugo, qui lors de l’exposition universelle de 1867, prédisait l’avènement d’une nation extraordinaire, en ces termes : « Cette nation aura pour capitale Paris et ne s’appellera point la France : elle s’appellera l’Europe. Elle s’appellera l’Europe au 20ème siècle, et aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s’appellera l’Humanité ».

 

Eh bien, oui, chers amis, notre grand Victor, au-delà de son parisianisme partisan, était un visionnaire. Si je reprends mes archives du début du 21ème siècle, je retrouve mes propos de rêveur fou : l’histoire s’est accélérée, les germes de progrès social tous présents jadis se sont diffusés, une dynamique positive s’est développée, l’homme encore à 4 pattes s’est redressé, l’émulation des citoyens informés et d’élus politiques éclairés s’est structurée, la sagesse s’est exprimée, la science est au service de la conscience, les grands équilibres du monde se sont établis grâce à une dizaine d’ensembles régionaux : la Chine, l’Inde, les Etats-Unis d’Amérique du Nord, les Etats-Unis d’Amérique du Sud, la Russie, l’Union européenne, l’Union africaine, l’Asie du Sud Est, etc…la Nature a retrouvé sa place primordiale, la biodiversité a été sauvegardée...

 

Et un grand respect des derniers peuples indigènes s’est généralisé. S’il fallait résumer encore : « Nous sommes passés d’une mondialisation qualifiée alors de chaotique et de sauvage, à une mondialisation pacifiée et solidaire avec des régulations efficaces ». Les grands conflits redoutés ont pu être évités : la Corée a été réunifiée, la Chine et Taïwan se sont réconciliés, des structures de dialogue ont permis de surmonter durablement les conflits d’intérêts… la paix perpétuelle est proche, la guerre est déclarée hors-la-loi.

La séduisante théorie de la relativité d’échelle de Laurent Nottale a été confirmée et étendue aux évolutions des espèces et des sociétés humaines… les peuples se retrouvent, côte à côte, et non face à face, …les jeunes, qu’on disait sans espoir, ont compris qu’ils avaient un grand rôle à jouer et ils l’ont joué avec enthousiasme grâce aussi à la complicité de quelques sages anciens…

 

Deux éléments majeurs ont permis cette fulgurante mutation :

*      La naissance, sur de vastes ensembles régionaux, de nouvelles unités politiques par-dessus l’Etat nation, comme celui-ci avait lentement émergé, au cours du Moyen Age, de l’ordre seigneurial.

*      L’Europe, enfin puissance politique au début du 21ème siècle, avec son rêve européen solidaire qui a supplanté en douceur le rêve américain individualiste, a essaimé largement ses méthodes, ses valeurs et ses vertus pacificatrices.

 

Quelques mots d’hommage à de lointains précurseurs :

*      Willy Brandt en 1990 « Plus de justice et de solidarité humaine : voilà le leitmotiv de la société mondiale ».

*      Ghandi « Les riches doivent vivre plus simplement pour que les pauvres puissent simplement vivre ».

*      L’abbé Pierre en février 1954 « Seule la générosité peut garantir la liberté et la paix », « La seule guerre juste...la guerre à la misère ».

*      Un vieux proverbe africain : « l’esprit a beau faire plus de chemin que le cœur, il ne va jamais aussi loin ».

*      Pardon de me citer aussi, égaré au milieu de tels grands personnages, mais je relis avec bonheur les propos plein d’Espérance que j’écrivais alors dans la fougue de ma relative jeunesse … « Des virages sont à négocier, des orientations à inverser, des diversités à préserver. Nous avons, nous humains, plein d’atouts potentiels en nos mains, si nous le voulons, et si nous voulons faire les uns avec les autres plutôt que les uns contre les autres, si nous élargissons nos regards et si nous nous unissons sur l’essentiel ».

 

Notre projet alors était « Comment construire, tous ensemble, un monde plus fraternel ? ». Ce monde plus fraternel ou plus solidaire, jamais inachevé, est en chantier avancé et, à l’analyse, l’Europe aura joué un rôle majeur : le rêve européen s’est bien incarné. Aussi je vous propose, chers auditeurs de revenir au début du 21ème siècle, pour parler de l’Europe de cette époque, précisément au 4ème épisode de notre émission que j’avais intitulé « Le rêve européen », à un moment crucial de son histoire où le peuple français devait décider de son avenir. Un traité constitutionnel devait être ratifié par référendum, mais, dans un monde de plus en plus complexe, il était difficile, voire impossible aux citoyens de comprendre les enjeux de ce traité, sans avoir une connaissance plus approfondie de l’Europe.

C’est l’objet de ce 2ème regard.

 

                 II.         Regard sur l’Europe.

En cette année 2004/2005, nous avons la chance à Pau de bénéficier, en visioconférence et à l’initiative du CNAM, d’un remarquable cycle de conférences de géopolitique. L’intervenant est Thierry de Montbrial, fondateur et responsable de l’IFRI (Institut Français des Relations Internationales), qui est un des grands experts mondiaux en la matière. Aussi je vais partager avec vous l’essentiel des notes que j’ai prises en séance sur l’Europe (caractères généraux, identité, culture, projet européen) :

Quelques caractères généraux de l’Europe :

*      Population nombreuse vivant sur une petite superficie (3/4 en ville).

*      Très haut degré de différenciation physique et humaine sur un petit territoire.

*      Très favorable à toutes les activités (industrie, agriculture,).

*      Très grande diversité et très grande richesse en matière de ressources naturelles.

*      Haut degré de spécialisation économique et compte tenu de l’exiguïté, facilité des échanges avec routes, canaux, voies ferroviaires, aériennes.

*      La situation de l’Europe a toujours facilité le contact avec le reste du monde.

*      L’Europe a été le siège de révolutions : scientifique, agricole, industrielle, révolution des idées.

*      Très grande créativité sur le plan politique : l’Europe a été un laboratoire permanent à l’échelle des peuples (exemple avec l’extraordinaire création d’un nouveau mode d’unité politique, l’Europe, sans précédent dans l’histoire de l’humanité).

*      L’Europe, n’a jamais été totalement unifiée par un empire, toutes les tentatives ont échoué, mais de l’Europe sont nés des empires en rivalité entre eux.

*      L’Europe a toujours été marquée par des conflits incessants, liés à l’exiguïté, ayant culminé avec les deux guerres mondiales.

*      Malgré ses divisions, l’Europe a dominé le monde pendant des siècles. Son influence, liée à son passé brillant, fascine encore une bonne partie du monde.

*      L’Union européenne a un effet adoucissant sur les mœurs occidentales.

*      L’Europe a toujours eu un caractère religieux, très marquée par le christianisme, et la religion a été la cause ou l’effet de multiples conflits (ex de la rivalité entre l’empire chrétien d’Orient et celui d’Occident).

*      Une préoccupation importante : le vieillissement de la population (1,4 enfants/femme, alors que le simple renouvellement des générations suppose 2,1 enfants/femme).

Qu’est-ce qui fait l’identité de l’Europe ?

C’est le brassage incessant des échanges en tous genres, des peuples et de leurs œuvres littéraires, artistiques, institutionnelles, scientifiques, religieuses,.., des peuples qui vivent depuis des temps immémoriaux sur un espace limité.

 

Ces peuples, aucun n’a prévalu sur les autres, aucun n’a établi d’autorité impériale, la diversité a toujours prévalu malgré toutes sortes de conflits.

Qu’est-ce qui fait la culture européenne ?

C’est l’interpénétration des peuples qui entrent dans cette interaction : il y a quelque chose en commun, en même temps que chacun veut garder sa propre identité. Tout le projet européen est fondé sur cette idée, comme l’exprime la devise de l’Union « Unie dans la diversité ».

 

Ce projet européen est infiniment singulier dans l’histoire du monde, et si nous réussissons, ce serait un formidable exemple pour le reste du monde et c’est déjà un exemple, qui a déjà beaucoup apporté, même s’il y a des difficultés.

Quelles sont les idées centrales du projet européen ?

*      Réconciliation : idée majeure après deux cataclysmes, jamais plus de guerres ravageuses pour régler les conflits.

*      La démocratie : la constitution a des vertus adoucissantes, le simple espoir d’entrer dans la communauté européenne a déjà évité des conflits.

*      L’économie de marché, régulée et au service des hommes, intitulée dans le traité « économie sociale de marché ».

*      La sécurité (au sens large) : c’est le règlement par des moyens pacifiques, non violents des conflits.

*      Jusqu’à présent règlements par l’OTAN, où les USA occupent une position dominante.

*      La solidarité avec les pays les plus faibles (ex développement rapide Portugal, Espagne, Irlande).

*      Identité : résumée dans sa devise : « unité dans la diversité ».

*      Probablement que le moment est venu d’avoir un débat plus explicite sur l’identité européenne et sur la nature du projet européen, ce qui permettrait plus aisément de déterminer les limites à venir de notre Europe. Le projet européen est une aventure politique qui nous fait sortir de la guerre, maladie incurable des sociétés humaines (je rajoute, il ne faut jamais oublier que les conflits au 20ème siècle ont causé la mort de 187 millions de personnes dont beaucoup en Europe).

*      Après ce regard sur l’Europe, je vous propose un regard depuis l’extérieur, un regard d’Amérique.

 

               III.         Regard d’Amérique.

 

Restons donc toujours en 2005, avec, le regard d’un américain, Jérémy Rifkin, qui vient d’écrire un ouvrage intitulé « Le rêve européen », ouvrage passionnant que j’ai dévoré en quelques heures. C’est un pavé de plus de 500 pages, que je conseille à tout le monde, car il est facile de lecture, c’est une mine d’informations, de réflexions, et il est plein d’enseignements, il compare en particulier le rêve américain et le rêve européen.

 

* Jérémy Rifkin est un penseur américain, déjà connu pour son livre « la Fin du travail ». Il vient de publier un nouvel essai : « Le rêve européen », ou « comment la vision du monde de l’Europe éclipse tranquillement le rêve américain ». Pour lui, l’idéal européen est plus prometteur, dans un monde en crise et globalisé, que le rêve américain, fondé sur l’individualisme. Il nous dit : l’Europe est en train de créer un nouveau rêve, radicalement différent du « rêve américain ». C’est un rêve qui est mieux adapté pour un monde globalisé que le rêve américain. Le rêve européen est fondé sur l’inclusion, la diversité culturelle, la qualité de la vie, le développement durable, les droits sociaux, les droits de l’homme universels. Le rêve américain est davantage basé sur l’individualisme et l’accumulation de la richesse. Il avait une grande valeur pendant la période d’expansion, quand les ressources à exploiter paraissaient illimitées, mais, aujourd’hui, le monde est si peuplé, si interconnecté, si vulnérable, que chaque action affecte la vie des autres. L’idée qui est au coeur du rêve américain, à savoir qu’un individu peut agir librement, de façon autonome, est devenue un mythe. Personne n’est à l’abri d’épidémies, de virus informatiques, d’attaques terroristes, du réchauffement de la planète, de scandales financiers.

 

C’est vrai, dit-il, il y a un grand fossé entre le rêve dont je parle et la réalité. Mais je ne cherche pas à démontrer que l’Europe a atteint son rêve. Nous, américains, n’avons jamais atteint le nôtre ! Mais les américains, éternels optimistes, ont tendance à surestimer leurs succès alors que les européens s’auto déprécient toujours. J’affirme seulement, conclut-il, que le rêve européen peut servir de ciment social pour le monde globalisé.

 

Quelques extraits significatifs à mes yeux :

 

J’ai maintenant passé près de vingt ans de ma vie à travailler à cheval entre l’Europe et l’Amérique et je dois dire que mon plus grand souci actuel est de savoir si l’espoir des européens sera suffisamment puissant pour entretenir une vision d’avenir. Les rêves exigent de l’optimisme, ils réclament qu’on y croit. Les américains sont pleins d’espoir et d’optimisme, les européens, en tant que peuples, le sont moins…

 

Jérémy Rifkin, américain, passionné par son pays et aussi par le nôtre, analyse le rêve américain sans complaisance, puis il se penche ensuite sur le rêve européen,

 

L’effondrement du rêve américain est, à maints égards, indissociable de l’essor du nouveau rêve européen,...malheureusement, notre intérêt personnel se transforme peu à peu en égoïsme pur et simple. Notre civilisation est devenue mortifère…

 

Nous pensons qu’en définitive, chacun est responsable de sa vie. Nous répondons de nos actes personnels. Telle est l’autre face de notre individualisme, celle qui pourrait encore nous sauver. Si notre sens des responsabilités personnelles pouvait s’exorciser de l’instinct de mort pour se placer au service de l’instinct de vie, l’Amérique pourrait, une fois de plus, montrer le chemin au monde.

 

Si nous, les américains, arrivions à élargir notre profond sentiment de responsabilité personnelle, à renoncer à l’objectif étroit de l’accroissement individuel de richesses matérielles pour prendre la défense d’une éthique globale, nous pourrions encore refaçonner le rêve américain sur un modèle plus compatible avec le rêve européen naissant.

 

Se pose enfin la question de la responsabilité personnelle, point fort de l’Amérique et point faible de l’Europe…au risque d’en hérisser certains de part et d’autre de l’Atlantique, je suggèrerais volontiers que nous partagions certains enseignements. Sans doute, devrions-nous, nous, les américains, être plus disposés à admettre nos responsabilités collectives à l’égard des autres êtres humains et de la Terre sur laquelle nous vivons. Quand à nos amis européens, il ne serait pas inutile qu’ils assument un peu mieux leurs responsabilités personnelles. Les américains pourraient être plus circonspects et plus tempérés dans leurs perspectives, les européens pourraient manifester un peu plus d’optimisme et d’espoir. En partageant ainsi le meilleur de nos deux rêves, nous serions certainement mieux armés pour entreprendre ensemble le voyage vers « une nouvelle étape » de la conscience humaine.

 

*      La nouvelle Europe n’est pas le fruit de la naïveté et de chimères sentimentales, elle est plutôt celui d’une répulsion viscérale face au traitement barbare que certains êtres humains sont capables d’infliger à leurs semblables…

*      L’Europe, c’est la 1ère entité politique de l’Histoire dont la raison était de « construire la paix ».

*      Les Européens ont tracé une carte routière visionnaire pour rejoindre une nouvelle terre promise, vouée à la réaffirmation de l’instinct de vie et de l’indivisibilité de la Terre…

*      Le monde entier a les yeux braqués sur cette grandiose expérience de gouvernance transnationale, espérant qu’elle saura lui montrer la voie en ce siècle de globalisation…

*      Parlant du projet de traité constitutionnel, on pourrait même aller jusqu’à affirmer que les droits de l’Homme sont le cœur et l’âme de ce texte… l’UE est devenue la pionnière incontestée de la défense mondiale de nouveaux droits de l’homme,…

 

Il est une chose dont je suis relativement sûr. Le rêve européen que l’on voit surgir incarne les plus belles aspirations de l’humanité à des lendemains meilleurs. Une nouvelle génération d’européens porte en elle l’espérance du monde…

 

Nous vivons des temps agités. Une grande partie du monde s’enfonce dans les ténèbres, laissant de nombreux êtres humains sans repères. Le rêve européen offre une lueur d’espoir dans un monde troublé. Il nous invite à accéder à une nouvelle époque de cohésion, de diversité, d’accomplissement personnel, de durabilité, de droits universels de l’homme, de droits de la nature et de la paix sur terre. On a longtemps dit que le rêve américain méritait que l’on meure pour lui. Le nouveau rêve européen mérite que l’on vive pour lui.

 

Ces phrases fortes, j’imagine, qu’elle résonne au cœur de beaucoup, « une nouvelle génération d’européens porte en elle l’espérance du monde… », « le nouveau rêve européen mérite que l’on vive pour lui », elles concernent au premier chef les jeunes, qui traditionnellement sont porteurs d’enthousiasme et d’avenir et qui peuvent, j’en suis convaincu, prendre ces projets à bras le corps. Cela me rappelle il y a une quarantaine d’années, ma participation aux débats passionnés d’étudiants, lors des Semaines européennes. C’est également aux jeunes surtout que mon 4ème regard va s’adresser tout de suite, un regard du passé.

 

             IV.         Regard du passé.

 

A ce stade de l’émission, comme d’habitude, je vais vous raconter une histoire, une histoire multiple : c’est à la fois une histoire réelle du passé, du présent, d’ici et d’ailleurs, c’est à la fois un regard d’Europe et un regard du Sud.

* J’en arrive à mon histoire, c’est effectivement mon histoire comme il en existait beaucoup, celle d’un garçon heureux de vivre d’une douzaine d’années dans une famille modeste comme la majorité, il y a quelques 50 ans autour des années 1955 : c’est un regard d’Europe d’il y a ½ siècle, cela ressemble aussi beaucoup à un regard d’Afrique de la brousse d’aujourd’hui.

 

* En ce temps-là, nous habitions Nîmes et chaque vacance scolaire, c’était la grande aventure, nous montions avec mes parents, mes 3 frères et sœur et force bagages vers Aubenas et l’Ardèche rude de nos racines familiales à quelques 120kms au Nord : le papa étant alors petit cheminot, le train étant gratuit, c’était une aventure ferroviaire de quelques 4/5 h avec au moins deux changements, parfois et l’été surtout c’était une expédition routière mouvementée de même durée grâce à la Renault Mona 4 et à sa galerie surchargée, voyage émaillé souvent, pour pas dire toujours, d’une ou de plusieurs crevaisons, avec réparation immédiate sur le bas-côté. Souvent mon frère aîné et moi achevions à pied les 10km qui nous amenaient de la gare à la maison familiale maternelle. Alors une autre vie commençait.

 

L’été, les 3 mois de vacances, c’était d’abord des activités obligées liées à la vie quotidienne et aussi à celle d’apprenti paysan agriculteur-éleveur : d’abord le quotidien, en alternance vigilante avec mon frère aîné, la corvée de l’eau au cours de plusieurs dizaines de voyages à la source à 300m, avec deux arrosoirs de 3 litres et 6 litres au début puis 6 litres et 10 litres et ensuite 2 de 10 litres , pour remplir un réservoir au grenier construit par mon père grand bricoleur. Nous avions donc l’eau courante avec de vrais robinets, cela a longtemps émerveillé voisinage et visiteurs puisque l’eau est arrivée en 1965, mais il fallait inlassablement remplir ce réservoir des Danaïdes, dans le quotidien encore, le linge à apporter au lavoir éloigné pour la lessive maternelle, quant à la vie paysanne, d’abord la vie de berger : que d’heures passées seul ou avec la tatan à garder les 4/5 chèvres et les 2/3 vaches, ramasser les pêches, les ranger dans des cagettes avec leurs godets calibrés, faire de la « feuille », c’est-à-dire, couper des branches à la hache en haut des peupliers et des bouleaux, je crois bien, pour la nourriture et la litière des chèvres, la période des foins, où je maniais le râteau avec le parrain tonton, une force de la nature, qui fauchait les champs souvent à la faux, le tonton remarquablement cultivé grâce au jeu des 1000 francs où il était incollable, les vendanges paternelles, avec les bonnes années, quelques 8/9 hl, les châtaignes...

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L’été, c’était aussi les loisirs bien sûr, pour le casse-cou que j’étais, il y avait avec mon frère aîné, les arbres, les rochers, les baignades avec les classes d’âge voisines, les fêtes du village, certains anniversaires marquants, les expéditions au long de la rivière, les rodéos sur de jeunes chevaux à cru, les sorties annuelles avec le village, la JAC, les mariages des cousins ou cousines car la grande famille est nombreuse et était très importante.

 

Parmi les bons souvenirs j’aimais beaucoup la messe du dimanche à Saint Julien du Serre, à 3 km de notre hameau du Saunier, d’abord parce qu’on voyait tout le village, et j’aimais surtout quand nous y allions en charrette, tirée par le cheval dénommé « Coquet », charrette multi usages, aussi bien pour le fourrage que pour des personnes endimanchées. Je nous vois encore attacher au platane de la place de l’église, le « Coquet », qui nous attendait religieusement. C’était il n’y a que 50 ans.

 

* Les vacances d’hiver ardéchoises autour de Noël, c’était souvent « tuer le cochon » avec les grandes fêtes et rencontres familiales qui allaient de pair.

 

* En dehors des vacances, c’était Nîmes, quelques flashes, pas de vélo personnel (celui de papa ou de maman si nécessaire) et donc beaucoup de marche à pied, pas de TV, pas de téléphone, pas de « game boy » bien sûr, pas de salle de bains, le WC à l’extérieur sur le balcon, vers 16 ans un grand bonheur avec un 1er tourne-disque familial, un TEPPAZ, avec quelques 45 tours : le premier Sydney Bechet avec « Petite Fleur », un slow, sur une face et « Les oignons », un rock sur l’autre, souvenir aussi d’un énorme poste de radio calé sur une fréquence avec force parasites, très heureux aussi au boy scout : une école de vie exceptionnelle, avec expéditions incompatibles aujourd’hui au nom de la sécurité, .., nuits à la belle étoile et osmose avec la nature, passion de l’astronomie, ..et suprême bonheur deux camps dans l’année, un à Pâques et un camp d’été, jardin familial cheminot qui permettait une part d’autarcie alimentaire, je me souviens qu’assez jeune, j’étais aussi un habitué des arènes, à entrée gratuite, où, selon les traditions régionales, j’aimais beaucoup taquiner les toros camarguais, ce qui veut dire esquisser un « razet » pour essayer d’enlever la cocarde, courir devant le toro et sauter promptement la barrière de préférence avant d’avoir été rattrapé par le dit toro…on ne peut pas toujours gagner,… quelle diversité culturelle européenne !

 

* Voilà une vie assez classique il y a à peine 50 ans, toute ma vie scolaire et lycéenne s’est déroulée à Nîmes, situé à 50 km de Montpellier. Juste une remarque pour terminer cette histoire sur la notion de mobilité, pendant toutes ces années, j’ai du aller 3 fois à Montpellier et, en ce qui me concerne, aujourd’hui je suis allé plus facilement et plus souvent au bout du monde qu’à la ville d’à côté il y a ½ siècle.

 

En résumé, une vie simple, joyeuse, modeste, sans argent, sans pauvreté, ni misère, … sans aucun doute une enfance familiale de grand bonheur avec une joie de vivre et un enthousiasme qui ne m’ont jamais quitté.

 

               V.         Regard personnel.

J’annonçais 5 regards dans mon plan, ce dernier sera donc un regard personnel sur l’Europe et sur le traité constitutionnel.

 

Voilà, en vrac, plusieurs arguments et formulations d’hommes et de femmes de droite, de gauche, du centre, de tous horizons,… lus ou écoutés, que j’ai faits totalement miens : d’abord j’aime beaucoup notre identité plurielle et je me retrouve parfaitement dans les propos d’une jeune élue au Parlement européen qui disait : « Quand je suis à Paris, je me sens occitane, quand je suis à Londres, je me sens française, quand je suis à New York, je me sens européenne », je rajouterai même que l’africain de cœur que je suis, se sent aussi profondément citoyen du monde.

 

*      L’Europe, c’est la grande espérance pour la paix, contre les injustices dans le monde et en faveur des peuples qui souffrent le plus.

*      Le modèle européen, c’est lacréation d’une puissance sans guerre, d’une union dans la diversité, sans domination. C’est une grande espérance pour les peuples…

*      Cette constitution n’est ni de droite, ni de gauche, ce sont les majorités politiques qui en feront l’usage qu’elles voudront.

*      Le véritable enjeu de la construction européenne apparaît donc ainsi : il s’agit d’édifier, peu à peu et pragmatiquement, un nouveau type d’unité politique, aussi original qu’a pu l’être autrefois l’Etat nation dans sa forme naissante.

*      Un oui donc, message pour la paix et pour la démocratie, un oui, parce que nous savons bien que le non de la France serait la fin de l’Europe politique au moins pour quelques décennies.

*      Un oui de combat. Notre ambition est de rapprocher l’Europe réelle de l’Europe souhaitée, il faut continuer le combat pour le progrès économique et social, nous le continuerons mieux avec le traité que sur les bases actuelles.

*      Un oui parce que c’est une nouvelle étape vers une Europe plus démocratique, plus sociale, plus forte, une Europe des citoyens plus que des technocrates.

*      Tout le monde sait très bien qu’il n’y a pas d’Europe sans la France, or la France ne réalise pas la chance qu’elle a avec l’Europe. Elle doit donc réfléchir, car, seule, elle serait très faible.

*      Si la France, centre de gravité de l’Europe, disait non à cet essor futur de l’Europe, le découragement serait grand sur le continent et la déception serait énorme, en Afrique et ailleurs.

*      Un oui pour une intégration européenne irréversible, pour que notre continent n’aille plus à la rencontre des vieux démons qui l’habitent toujours, qui dorment, mais qui peuvent être réveillés par quelqu’un qui saurait les exciter..

*      Si l’Europe occidentale ne parvient pas à s’organiser pour prendre en mains son destin, le temps des malheurs reviendra.

 

Quelques éléments plus personnels.

*      C’est bien pour la démocratie qu’un référendum soit organisé plutôt que l’application d’une procédure parlementaire, c’est une prise citoyenne de risques, c’est également bien que le non se soit massivement exprimé, ce qui a permis des débats.

*      Constat que 80% des français se disent européens et partisans d’un projet européen différent du projet américain de libre-échange pur, les partisans du non prenant toujours la précaution paradoxale d’exprimer qu’ils sont pour l’Europe.

*      La construction européenne est un modèle, regardé avec beaucoup d’attention partout dans le monde, et c’est la France souvent à l’avant-garde qui en a fait l’Histoire pour une grande part.

*      Même si l’Europe a beaucoup apporté à ses membres, tout est loin d’être parfait bien sûr, aussi bien dans le texte que dans l’Europe actuelle.

*      Au niveau du texte, je retrouve une structuration voisine de notre projet d’un monde plus fraternel (évoqué en introduction)  : la partie III du projet de traité constitutionnel correspond au monde dans lequel nous sommes, la partie II au monde tel que nous le voulons avec des valeurs qui correspondent à la fois au cheminement vers et au but de ce monde à construire, la partie I aux méthodes « comment passer de l’un à l’autr », la partie III est neutre dans la mesure où, quelque soit le résultat, c’est la situation existante ; il aurait été souhaitable de positionner ailleurs cette partie III, le texte impératif à lire, qui est le corps du référendum, correspond aux parties I et II, soient les 114 premiers articles sur un total de 448 (un quart) ; une chance encore que ces 144 articles soient les plus aisés à lire,

*      L’Europe actuelle n’est pas totalement celle que je souhaite, et de très loin, car les pays économiquement forts de l’Ouest (USA et l’Europe dans son ombre) ont construit avec l’OMC des règles du jeu à leurs propres bénéfices pour rester les plus forts, des règles bâties sur une mondialisation guerrière des échanges avec ouverture des marchés pour vendre et saturer le monde de leurs produits, du « libéralisme pur » surréaliste, …avec des guerres surprenantes de subventions (ex Boeing/Airbus), des marchandages et des effets boomerang redoutables (ex textile chinois..), ainsi que des approches assassines pour les pays du Sud (nous parlerons du monde paysan et de souveraineté alimentaire une autre fois),…

*      Je partage la conviction exprimée par F. Bayrou dans son dernier ouvrage, intitulé « OUI » (Plaidoyer pour la constitution européenne) : « Nous avons reçu en héritage un bien précieux, unique : la civilisation de la solidarité et de la diversité. Cette civilisation est plus menacée aujourd’hui qu’elle ne l’a jamais été depuis des siècles. Pour la défendre, pour l’assurer dans l’avenir, il faut une construction politique nouvelle. La Constitution européenne est la poutre centrale de cette construction ».

*      * Quand on regarde attentivement l’histoire de la construction européenne, tout au long de ce dernier ½ siècle, une opposition apparaît permanente entre les tenants d’une « Europe puissance » avec un projet et un « rêve européen » et ceux d’une Europe « marché commun » limitée au libre échange. Le 30 août 1954 est un triste jour, l’Europe libre-échange gagne le 1er round, l’Assemblée nationale française, seule parmi les parlements des six, refuse de ratifier le traité de Communauté européenne de Jean Monnet défense (CED), qu’elle avait proposé, ce qui entraîne la remise en question de la construction d’une Communauté politique européenne. En conséquence, ◄Jean Monnet, père de l’Europe avec ▼Maurice Schuman, démissionne de son poste de président de la Haute Autorité de la CECA. Et voilà comment l’Europe puissance a perdu 50 ans et voilà pourquoi l’Europe est resté un nain politique, et a été condamnée à n’être qu’un marché à la remorque des USA, critiquée par beaucoup. Il a fallu 50 ans pour que l’on revienne avec une Constitution européenne. Aujourd’hui, il serait dommage d’attendre encore des dizaines d’années, le 2ème round est en train de se jouer l’Europe puissance va-t-elle l’emporter avec le oui, ou l’Europe libre-échange va-t-elle à nouveau s’imposer avec un non ?

*      Perception que c’est, peut-être, le vote le plus important de ma vie de citoyen, car j’ai la conviction qu’il conditionne le poids de la France, le devenir du projet européen, le quotidien des français, l’orientation du monde et la survie des plus faibles.

*      Si le non l’emporte, l’optimiste volontaire que je suis a peu de chances de voir l’approche de ce monde plus fraternel, esquissé dans « Regard du futur », et le temps des malheurs, qui existe déjà ailleurs, peut vite revenir chez nous, les commémorations actuelles de libération de camps sont importantes, mais encore plus importante est notre responsabilité personnelle.

*      Si le non l’emporte, si l’Europe perd encore quelques dizaines d’années à ne pas vouloir être une Europe puissance, je crains qu’il ne soit trop tard pour renverser la vapeur, les forces de mort risquent de l’emporter…

*      « Une nouvelle génération d’Européens porte en elle l’espérance du monde… », « le nouveau rêve européen mérite que l’on vive pour lui » : quel magnifique projet à saisir par les jeunes et les autres, à condition que le oui l’emporte et si possible un oui « franc et massif »

Références pour ceux qui voudraient aller plus loin.

*      N’hésitez pas à voir les multiples sites internet partisans du oui, du non, débats, forums,…

*      Un ouvrage simple pour l’histoire et la géographie de l’Europe « L’Europe 25 pays une histoire » (moins de 100 pages, 2€), éditions Librio, en collaboration avec « Le Monde ».

*      Jérémy Rifkin : le rêve européen (Fayard en 2005),

*      Thierry de Montbrial : « 15 ans qui bouleversèrent le monde » Dunod, « La France du nouveau siècle » PUF,…

 

             VI.         Thème prochain

Pour terminer et avant d’évoquer le thème de l’émission de juin prochain, je voudrais conclure sur le « Rêve européen ». Tout rêve a besoin de « souffle », sinon il s’étiole, aussi je vous propose deux souffles, celui de Victor Hugo et celui d’un homme politique contemporain béarnais.

 

* Victor Hugo, en septembre 1849, monte de son pas lourd à la tribune du Congrès de la Paix, il affiche le doux sourire des prophètes, de ces sages ou de ces enfants qui ont une confiance inexorable dans l’avenir. Et que nous dit-il ?

 

Un jour viendra où la guerre paraîtra aussi absurde et sera aussi impossible entre Paris et Londres qu’entre Rouen et Amiens. Un jour viendra où les boulets et les bombes seront remplacés par les votes, par le suffrage universel des peuples. Un jour viendra où l’on verra les Etats-Unis d’Amérique et les Etats-Unis d’Europe se tendant la main par-dessus les mers, échangeant leurs produits, leur commerce, leur industrie, leurs arts et leurs génies. Dans notre vieille Europe, l’Angleterre a fait le premier pas et par son exemple séculaire, elle a dit aux peuples, « vous êtes libres ! ». La France a fait le second pas et elle dit aux peuples, « vous êtes souverains ! ». Maintenant, faisons le troisième pas et ensemble, France, Angleterre, Belgique, Allemagne, Italie, Europe, disons aux peuples « Vous êtes frères » !

 

* Quant au second souffle, je l’ai extrait d’un ouvrage lu il y a une dizaine d’années et intitulé « Le droit au sens » chez Flammarion. Quelque soit l’auteur, j’aurais apprécié ces propos, il s’agit en fait de François Bayrou. Quelques extraits qu’il est bon de rappeler en ces jours présents :

 

«  ...toutes les conditions sont réunies pour que le 21ème siècle voit l’effacement de la France, l’éparpillement de l’Europe, l’affadissement de la République et le déclin de la démocratie. Mais c’est notre combat. Il est conscient et déterminé…

 

..Reconnaître pour chacun des nôtres, et pour tous ensemble, le droit au sens, le droit à une espérance partagée, le droit aux raisons de vivre, c’est prononcer la plus grande des déclarations d’optimisme. C’est choisir son camp : celui qui veut agir et n’accepte pas de subir, celui qui s’engage pour que l’humanité rejette les nouveaux esclavages, comme elle a rejeté les anciens et décide, à mains nues, consciente et courageuse, de construire un monde plus humain. »

 

Ceux qui souhaiteraient disposer du texte de cette intervention (quelques légers rajouts dans la version écrite) pourront le demander par mail auprès de radio.voixdubearn@wanadoo.fr. Il ne me reste plus qu’à vous remercier de votre écoute et qu’à vous annoncer le thème du mois prochain : le 5ème épisode, intitulé « Peuples indigènes » insistera sur la diversité de notre monde et sera consacré à un monde qui fût le nôtre il y a très longtemps, et qui existe encore. Savez-vous que les peuples autochtones de notre planète représentent 300 millions de personnes, réparties en quelques 5000 groupes distincts, dont 70 groupes n’ont aucun contact avec le reste du monde. Parmi ces derniers, une cinquantaine se trouve en Amazonie. Nous parlerons des tribus de chasseurs-cueilleurs d’avant la révolution néolithique, il y a plus de 10 000 ans. Et donc à très bientôt, avec mon amical et fraternel bonsoir.

 

 


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