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Kadi Stéphane Hessel, citoyen sans frontières 

38ème émission

Bonjour à toutes et bonjour à tous. Chers amis, dans un monde gravement malade, où tout est de plus en plus brouillé, et au lendemain d’une AG pleine d’enseignements, mais aussi surréaliste à plus d’un titre, j’ai trouvé un grand réconfort dans un ouvrage, un pavé dévoré à pleines dents : « Citoyen sans frontières ». Il s’agit d’un livre de l’immense Stéphane Hessel, 91 ans, un livre de conversations avec Jean-Michel Helvig aux éditions Fayard, sorti il y a peu, en mars 2008. Aussi l’intitulé de cette 38ème émission de « Regards du Sud » sera simplement « Kadi Stéphane Hessel, citoyen sans frontières ». Vous me permettrez de saluer Stéphane, mon frère Kadi, mon frère poète, avec qui j’avais eu la joie d’échanger quelques lumineux instants, il y a déjà bien longtemps. Disposant de 24h chrono maxi pour préparer et enregistrer cette émission, je vous propose dans un premier temps de m’exprimer brièvement sur celle-ci, dans un second temps de présenter Stéphane Hessel et son partenaire Jean-Michel Helvig, dans un troisième temps je reprendrai la conclusion de l’ouvrage qui résume une vie encore inachevée, une vie extraordinaire porteuse d’espoirs et d’Humanité, et enfin un quatrième temps mystérieux pour l’instant, intitulé « Appel pour le Collégium international », et qui fait l’objet de la 3ème annexe de l’ouvrage cité.  

 

Dans un premier temps, je voudrais, en particulier pour les nouveaux auditeurs, évoquer ce qu’est cette émission. Depuis presque 4 ans, chaque mois, de diverses façons et m’appuyant sur de multiples engagements, le masochiste que je suis, essaie d’apporter, à ma petite mesure, un regard pour avancer vers un monde plus fraternel, que nous souhaitons presque tous. Ce regard, c’est souvent le mien, mais c’est aussi celui d’autres, qui ont exprimé, mieux que je n’aurai su le faire, des approches voisines. S’il fallait, à mes yeux, retenir un enseignement majeur de ces quatre années de recherche, je l’exprimerai et je l’exprime souvent sous la forme d’un constat et de 4 principes : un constat fondateur, qui est double et qui peut se résumer ainsi : d’abord un presque unanime accord de principe de tous sur l’Essentiel, sur une autre logique, pacifiquement révolutionnaire, à instaurer, la logique du Vivant, chère au cœur de l’ami Pierre Rabhi, mais ensuite hélas, la 2ème composante du constat est une incompréhension fréquente sur le reste, pour plein de « bonnes » raisons  : nos cheminements différents, nos tâtonnements de vies très variés, nos modes de fonctionnement, nos intérêts personnels, nos égoïsmes etc. etc. Deux exemples illustrant ces incompréhensions à dépasser, le 1er personnel, qui me fait parfois hésiter (un peu) à m’exprimer, cette émission, ce présent message pourrait être perçu par certains, comme un épouvantable manque d’humilité, comme une manipulation m’a-t-on même dit hystériquement, très récemment, ou alors, à l’inverse, et c’est vraiment dans cet esprit qu’il a été écrit, comme un acte de résistance, comme un témoignage quasi désespéré ouvrant des horizons, comme un signe d’humilité exprimant un appel au partage et à la mise en commun de nos expériences. Le 2ème exemple, collectif, est de nature très voisine et concerne l’apparente « énorme » contradiction, à surmonter impérativement, entre d’une part la « sobriété heureuse » dans l’exigence des valeurs et dans le concret des comportements, sobriété accompagnée d’une grande discrétion médiatique et d’autre part, l’urgence écologique et humaine avec l’impératif de rassembler le plus largement possible, en étant présent au monde actuel tel qu’il est, dans une approche méthodique, dans la communication, dans la visibilité, dans l’ouverture, dans le courage, dans le compromis sans compromission… 

Quatre principes, à mes yeux, découlent de ce constat :

1-fédérer sur l’essentiel,

2-s’appuyer sur l’existant et sur le présent,

3-s’enrichir de nos différences,

4-mettre en synergie nos réseaux.

Au forum de Biarritz « De l’humus à l’humain », en novembre 2007, qui a fait l’objet de mon émission n°33 de février dernier, le correspondant local de « Terre et Humanisme » pour le Béarn que je suis, également administrateur de l’association, et donc bien informé des enjeux et des évolutions, avait illustré ces 4 principes. J’avais esquissé et exprimé, à mon point de vue, l’esprit souhaité pour le réseau, en construction, de correspondants locaux, porteurs des valeurs de la Terre nourricière et d’un Humanisme authentique, à travers cinq mots  : cohérence, autonomie, diversité, amitié et partage.

La cohérence, c’est fédérer sur l’essentiel, ceux sont les valeurs qui nous réunissent et qui sont exprimées dans la charte du Mouvement pour La Terre et l’Humanisme, décrite dans le site correspondant.

L’autonomie, c’est avancer en conscience, à partir de ce que nous sommes, c’est s’appuyer sur le contexte local et sur tout ce qui existe déjà et qui est remarquable, et où nous sommes les mieux placés pour choisir et décider de nos actions.

La diversité, souvent source de guéguerres, c’est, à contrario, la richesse de nos différences, l’écolo qui respecte et côtoie en confiance l’entrepreneur, le discret qui côtoie le communicant pour la bonne cause et s’enrichissent tous mutuellement, sachant qu’ils partagent l’Essentiel.

L’amitié, c’est la relation de confiance et la qualité des relations humaines, qui sont notre moteur de bénévole.

Le partage, c’est l’écoute, c’est la mise en commun de nos apports, c’est la goutte d’eau de tous les colibris, c’est l’information réciproque, c’est la mise en synergie de nos réseaux, tout ceci contribuant à une collaboration efficace, qui est la base de ce qu’on appelle l’intelligence collective. 

 

Entrons maintenant dans notre 2ème temps, avec la présentation de Stéphane Hessel et de son partenaire, Jean-Michel Helvig :

Être partout sans être enfermé nulle part, telle pourrait être la devise de Stéphane Hessel. Homme d'engagement et de culture, ce grand résistant devenu ambassadeur de France est avant tout un citoyen du monde.

Entré dans la carrière diplomatique après la Seconde Guerre mondiale, il fut un des pionniers de l'ONU et de la Déclaration universelle des droits de l'homme, dont on célèbre en 2008 le 60e anniversaire.

Né à Berlin en 1917, fils de l'écrivain Franz Hessel et de Helen Grund - le couple anticonformiste immortalisé par le film Jules et Jim - il a été de tous les combats du XXe siècle : le Front populaire, la France libre, la décolonisation, le tiers-mondisme, le mendésisme, avec pour boussole un humanisme exigeant et une conscience européenne chevillée au corps.

À 90 ans, Stéphane Hessel reste un militant prompt à se mobiliser pour défendre la cause des sans-papiers, celle des peuples de Palestine et de Birmanie, ou pour lancer, aux côtés de Michel Rocard et d'Edgar Morin, un « Collegium international » visant à définir une nouvelle éthique universelle de civilisation.

La destinée de ce Juste est aussi l'une des plus romanesques qui soient.

 

Jean-Michel Helvig est journaliste. Il a travaillé pendant 25 ans à Libération où il a été chef du service politique, directeur adjoint de la rédaction et éditorialiste.

 

Notre 3ème temps s’intitule « En guise de conclusion », il résume la substance de l’ouvrage, et démarre par une question de Jean-Michel Helvig :

Au terme de cette conversation, si vous deviez fournir une clé de compréhension des événements historiques qui ont jalonné votre vie ?

Le message fondamental est que l'Histoire ne se répète pas. Elle évolue et les problèmes qu’elle nous présente sont toujours nouveaux. Le XXe siècle nous a confrontés à une série d'événements très graves qui, bien ou mal, ont été surmontés. Et s'ils ont été surmontés, c'est grâce à la ferme volonté de résister à l'inacceptable, que ce soit le nazisme, le fascisme, le stalinisme, la colonisation ou l'apartheid. Dans ces combats, nous avons pu nous référer à une vision de l'homme, formule que je préfère au mot « valeur », trop galvaudé. Lorsque l'humanité est niée par une force politique, économique, sociale ou raciste, il se trouve toujours des groupes, des camarades, des « nous », pas des « je », qui vont se mobiliser pour résister.

On peut se dire que la nature humaine sera toujours ce qu'elle est, qu'il y aura toujours des potentats, des tyrans et des exploiteurs, mais qu'il faut bien vivre... Et bien ça, non ! C'est ce contre quoi il faut réagir, au nom justement de l'expérience du XXème siècle qui montre que, contre l'horreur, des dissidents se sont sans cesse levés. J'ai toujours été du côté des dissidents. À une époque, Vitia, ma femme, était très engagée dans la défense des dissidents russes aux côtés de Laurent Schwartz ; moi aussi.

Mai 68, dissidence par excellence, n'a pas été vain. Cet événement a fait tomber un certain nombre de tabous dans les moeurs. Quand je pense à ce qu’est aujourd'hui le statut des homosexuels par rapport à ce qu'il était avant, la transformation est extraordinaire. Le refus d'en rester à la morale traditionnelle fait également partie de l'héritage de ma mère.

La dissidence est la force morale et spirituelle qui va permettre d'empêcher que le monde ne tombe dans les pièges tendus par les grands périls, ceux d’hier comme les nouveaux qui nous menacent.

Quels sont-ils, ces nouveaux périls ?

Ils ont fait leur apparition dans la dernière décennie du XXe siècle. La Déclaration universelle d'interdépendance du Collegium international les énumère. C'est l'anxiété sur l'avenir de la planète, à l'origine de ce « nicolas-hulotisme » qui nous est désormais familier. C'est encore la menace des biotechnologies, de l'exclusion sociale ou des réseaux transnationaux de toute nature qui se développent sans contrôle. Mais c'est aussi la coexistence de civilisations dont certaines ont beaucoup progressé en techniques mais pas forcément en humanité, et d’autres ont peut-être progressé en humanité mais pas encore en techniques. Cela recouvre aussi bien des gens violents dans l'assertion de leurs règles religieuses, comme les islamistes, que d'autres, violents dans l'assertion de leur pouvoir par l'argent, je pense notamment aux grandes multinationales.

Il faudra pourtant parvenir à faire vivre tout le monde ensemble et à faire accepter des objectifs nouveaux, comme celui d'une planète préservée dans sa nature, mais aussi rendue plus équitable. La notion d'équité qui existe dans les principes de la Révolution française est présente dans les objectifs du millénaire des Nations unies. Cela marque bien l'universalité de cette lutte.

C'est bien parce que l'homme paraît voué, par une partie de son cerveau, à retomber toujours dans le goût du pouvoir, du profit, et dans la violence religieuse ou idéologique, qu'une vision nouvelle de l'homme de la planète doit prévaloir. Si l'homme ne peut plus s'adresser à Dieu pour comprendre ce qui se passe et s'en remettre à lui, il va être amené à utiliser une autre partie de son cerveau, avec une nouvelle idée qui est celle de la complexité. Cet homme nouveau est à découvrir. Ce n'est pas seulement une tache philosophique ; il y a aussi l'exigence de la curiosité à l'égard de l'homme dans sa vie la plus simple, la plus élémentaire. L'homme, s'il n'a que son humanité à gérer, peut devenir quelqu'un de vraiment humain. Ma conviction est qu'au-delà des périls eux-mêmes et de la façon de les aborder demeure la confiance dans le caractère soluble de tous nos problèmes, qui est l'héritage du XXe siècle et des Lumières.

Cet héritage des Lumières est aujourd'hui contesté par une résurgence des obscurantismes, celui des intégristes musulmans, mais aussi de certains courants chrétiens conservateurs, au prétexte que le pouvoir exclusif de la raison aurait fait perdre à l'homme le sens de la transcendance.

Parmi les périls que vous avez évoqués, n'y a-t-il pas aussi celui d'une crispation identitaire des grandes religions ?

Nous devrons aller à la rencontre de grands civilisations spirituelles qui, jusqu'ici, n'ont pas joué un rôle décisif pour notre prise de conscience, comme le confucianisme le bouddhisme. Il y a d'autres façons de concevoir l'homme que celles forgées par les religions monothéistes. Je me méfie du monothéisme ! Donner une seule image à la transcendance, celle d'un Dieu qui s'est exprimé dans un texte -- que ce soit l'Ancien Testament, l'Evangile ou le Coran --, c'est prendre le risque de faire naître le sentiment de suprématie d'une religion, d'une civilisation. Si le Dieu monothéiste s'appelle autrement, s'il prend la forme de Karl Marx ou de Joseph Staline, cela devient une idéologie, et elle donne aussi le rôle déterminant à une figure unique. On est là dans la confrontation quasi inévitable. Le christianisme a fait un énorme travail d'oecuménisme, d'adaptation à l'Etat laïc, mais bel et bien à l'encontre de ses tendances primitives.

J'ai toujours pensé que les religions polythéistes, celles du monde antique, de la mythologie, offraient plus de possibilités de donner à la transcendance des visages multiples. Cela nous ramène à la notion de complexité, tout à fait central. La simplification théologique est un risque pour l'esprit, qui n'utilise plus qu'une partie de ses hémisphères cérébraux. Patrick Viveret me rappelait récemment que le yin et le yang des chinois peuvent se transposer chez nous, avec un yin qui serait le siècle des Lumières, et le yang notre capacité d'émerveillement. Aucune des deux forces ne doit l'emporter sur l'autre dans notre comportement si l’on veut préserver la liberté d'aller plus loin que la seule raison.

Il y a aussi le moteur de l'enthousiasme ; il a souvent été lié chez vous à des rencontres.

Je n'ai pas nécessairement besoin d'être stimulé pour me mobiliser, mais, presque toujours, lorsque je me sens sollicité, il y a quelqu'un pour m'entraîner. Je pense à Daniel Cordier qui m'a enrôlé dans la création du club Jean Moulin. Sans la sympathie que j'avais pour lui, je n'aurais probablement pas été de cette expérience passionnante. Des gens parmi lesquels je n'oublierai pas de citer Varian Fry ou Pierre Fourcaud ont exercé sur moi, si l'on voulait être poétiquement excessif, un attrait quasi érotique. Il y a également eu une force d'attraction chez les trois ou quatre femmes qui ont construit ma vie. Je ne résiste pas à l'intensité d'une personnalité. C'est ma mère qui m'a appris cet engagement sans retenue dès lors que le désir vous y invite.

Dans ma vie, j'ai rencontré plusieurs personnes dont l'énergie m'a ainsi conduit à aller plus loin que je ne l'aurais fait sans eux. Christiane, ma femme, m'a fait partager son indignation à propos du problème palestinien. Sacha Goldman, ces dernières années, m'a maintenu mobilisé pour le Collegium international.

On pourrait en prendre deux autres, Tony Melle et François Roux. Le premier est une personnalité extraordinairement attachante qui, à Londres, m'a fait entrer au BCRA alors que j'avais plutôt envie de me battre sur le front. François Roux, rencontré plus récemment, est un homme qui a une liberté d'esprit forgée dans la lutte des paysans du Larzac. Émule de Pierre Rabhi, il a plaidé comme avocat pour José Bové, et c'est quelqu'un à qui je réponds toujours positivement quand il a besoin de moi, que ce soit pour une mission au Burundi ou pour témoigner en faveur de José Bové. Il s'est une fois pour toutes engagé en faveur des droits de l'homme et il défend les causes les plus difficiles : les Kanaks en Nouvelle-Calédonie, les Hutus et les Tutsis au Burundi, les Khmers rouges au Cambodge. De même qu'il a été sollicité pour être l'avocat de Saddam Hussein, mais là, nous l’avons convaincu de refuser.

Devant le Tribunal pénal international pour le Rwanda d'Arusha, où comparaissent des génocidaires, il défend comme avocat des gens dont il a examiné avec soin les dossiers avant d'estimer qu'ils n'étaient pas coupables de toutes les accusations frappant le groupe auquel ils appartenaient. Ils sont peut-être accusés pour de bonnes raisons, mais il faut voir jusqu'où ces raisons sont valables.

 

Repenser l'homme dans sa complexité est une démarche philosophique, disiez-vous. N'est-ce pas aussi un enjeu de la poésie qui vous accompagne depuis toujours et à laquelle vous avait consacré une « trilingologie » commentée dans laquelle vous livrez une grande part de vous-même ?

On peut chercher à comprendre l'homme dans ses différentes dimensions. Et dans sa dimension créatrice il y a la musique, la peinture, mais surtout la poésie. Cette dernière a un avantage : elle utilise le verbe, c'est-à-dire le moyen de communication le plus fondamental entre les hommes. Mais elle donne à cette communication une liberté extraordinaire. Si le verbe autoritaire est celui du commandement, la poésie s'exprime, elle, par un verbe stimulant l'imagination. Laisser tomber l'imaginaire poétique au nom de la rationalité, c'est renoncer à une des caractéristiques et des qualités les plus performantes de l'homme. Il y a en chacun de nous un homme fondamental capable d'une ouverture à la poésie qui fait potentiellement de lui un homme vraiment humain. S'il ne se laisse pas détériorer par son orgueil ou sa cupidité, et s'il reste quelque part attaché à ce sentiment de base qu'est l'amour, il peut devenir porteur d'une humanité enfin arrivée à maturation.

 

Dans les moments les plus forts de l'histoire que vous avez traversée, quels poèmes ont eu un rôle important ?

J'ai commencé à aimer la poésie et à l'apprendre par coeur dès le plus jeune âge. C'est l’influence de mes parents qui, l'un comme l'autre, étaient des amoureux de la poésie. Elle est devenue une partie de ma mémoire, et donc de mon cerveau.

La poésie, je peux la faire venir à moi, ce qui est particulièrement précieux dans les moments de tension, de stress, d'ennui ou d'angoisse. J'évoque alors un Paul Valéry, un Rilke ou un Shakespeare, sans avoir besoin d'aller chercher le livre approprié, mais en retrouvant leurs vers dans ce qui a été accumulé au plus profond de ma mémoire.

Dans les camps de concentration, quand on est dans une situation où il faut surtout ne pas remuer, tassé que l'on est avec plusieurs camarades sur un bat-flanc, c'est un merveilleux soulagement que de faire revenir à son esprit « Le corbeau » d'Edgar Poe, parce que ça coule bien, ou bien « Le cimetière marin » de Paul Valéry, « A une madone » de Baudelaire. Ce sont des poèmes qui, quand on les a intégrés, ressurgissent presque spontanément, le premier vers entraînant tous les autres. Pour cela, il faut avoir pris l'habitude non seulement de les apprendre par coeur, mais de les réciter de temps en temps, soit à quelqu'un, soit à soi-même. Ma chance d'Européen est d'y parvenir presque indifféremment en français et en anglais, un peu moins en allemand, mais alors avec beaucoup d'émotion.

Si votre mémoire ne devait retenir qu'un seul poème ?

J'aimerais mieux qu'il y en ait plusieurs, mais je choisirais : « La jolie rousse », d'Apollinaire.

 

Enfin le 4ème et dernier temps est un « Appel pour le Collegium international ». Cet Appel a été lancé le 5 février 2002. Voici donc cet Appel :

 

Appel pour le Collegium international

Depuis l'année 2002, des hommes d'État et des intellectuels, réunis à l'invitation du président de la République de Slovénie, réfléchissent aux conséquences des mutations qui affectent notre monde et aux voies d'une transformation profonde des rapports entre les sociétés humaines à l'échelle de la planète. Les attentats terroristes du 11 septembre 2001, en servant de révélateur, les ont confortés dans leur conviction qu'il y a urgence à répondre aux désordres du monde. En révélant les interdépendances négatives à l'oeuvre dans nos sociétés, cette tragédie souligne aussi la nécessité de renforcer les interdépendances positives et d'en construire de nouvelles. La solution ne saurait venir de la seule riposte militaire. Car les trois grands défis - environnemental, économique et éthique - qu'affronte aujourd'hui l'humanité imposent un changement radical dans la conduite du monde. Dans cette perspective, la création d'un Collegium international apparaît comme un atout majeur.

Au-delà de l'émotion légitime, de la solidarité avec le peuple américain et de la condamnation que suscitent les attentats de New York et Washington, il est essentiel de considérer le terreau sur lequel a pu se développer un terrorisme à la fois meurtrier et suicidaire. Car celui-ci s'est en partie nourri des formes les plus contestables d'interdépendance que l'Occident a lui-même mises en oeuvre ou autorisées :

- la remise en cause de toutes les formes de régulation et de contrôle dans le cadre de la mondialisation des échanges économiques ;

- une conception profondément inégalitaire du développement mondial, génératrice de misère et d'humiliation ;

- la priorité donnée en permanence aux logiques économiques et financières sur les impératifs écologiques, sociaux et humains.

Trois défis fondamentaux

Le caractère mondial de ces problèmes exige la mise en place d'une responsabilité elle-même mondialisée. Il nous faut à la fois préserver les aspects positifs d'une interdépendance accrue entre les sociétés et chercher à en limiter les aspects les plus négatifs, à commencer par les menaces qui peuvent conduire l'humanité à créer les conditions de sa propre autodestruction physique et morale. Trois grands défis -- écologiques, économiques et éthiques -- apparaissent ainsi liés aux dérèglements que connaît actuellement notre humanité.

Les menaces écologiques

Nous commençons à comprendre que notre biosphère est fragile, que la planète Terre peut devenir inhabitable à nous-mêmes, à nos enfants et aux générations à venir si nous n'en prenons pas soin. Nous ne pouvons pas nous désintéresser du réchauffement du climat, du manque d'eau potable dont souffrent deux milliards d'êtres humains (et des menaces de pénurie qui pèsent sur cette ressource), de l'empoisonnement de nos sols, du pillage de la nature et du gaspillage des sources d'énergie... Nous ne pouvons ignorer les effets désastreux des catastrophes technologiques sur notre environnement. L'expansion de pandémies mortelles comme le sida doit aussi être prise en compte de toute urgence. Tous ces défis écologiques appellent des régulations et la construction d'un pacte mondial pour la préservation de notre environnement.

Les dérèglements économiques et financiers

Régulée par des lois démocratiques et des institutions civiques, la liberté économique peut contribuer à la prospérité et à la sécurité des peuples. Mais la sécurité ne peut exister durablement dans un monde dérégulé où, selon les chiffres officiels des Nations unies, la fortune cumulée de moins de 300 personnes physiques est égale au revenu de 2 milliards et demi d'humains. Un monde qui tolère les paradis fiscaux, l'anonymat des sociétés offshore et le blanchiment de l'argent « hors les lois » dont se nourrissent le terrorisme ou d'autres formes de criminalité n'est pas un monde sûr. Un monde où les impératifs de la valorisation financière guident l'avancée de la recherche, notamment dans les biotechnologies, n'est pas un monde sûr. La mondialisation sauvage que nous connaissons doit être remplacée par une mondialisation « à visage humain » et un projet de civilisation à l'échelle planétaire.

La crise du sens de la pensée

L'humanité a rendez-vous avec elle-même parce qu’elle a acquis la capacité de s'autodétruire et qu'elle sait que sa biosphère est fragile. Les formidables avancées techniques et scientifiques que nous devons à son intelligence doivent être mises au service d'une qualité d'humanité renouvelée. Il s'agit d'opposer à la fascination de la violence et de l'intolérance, ou à l'obsession matérialiste et à sa propre violence, une démocratie mondiale vivante, porteuse de justice, de sens et de responsabilité, et ouverte aux grandes traditions éthiques et spirituelles. Le terrorisme qu'il faut combattre est un condensé de haine et de sens fermé. Seules des valeurs à l'intersection du sens ouvert, de la justice et de la démocratie sont de taille à affronter cette formidable énergie noire. Ce combat peut s'appuyer sur les acquis les plus positifs des interdépendances mondiales -- telle l'émergence d'un droit international -- mais aussi sur les apports des différentes approches spirituelles : leur point commun, dès lors qu'elles ne sont pas défigurées par la haine, l'intégrisme ou le matérialisme, a toujours été de considérer que la barbarie qui menace l'humanité n'est pas extérieure mais intérieure. Une transformation personnelle de nos comportements, éduqués à l'autonomie et à la complexité, doit donc accompagner la transformation sociale.

Une réponse civique et éthique

Pour apporter une réponse civique et éthique à ces défis, il nous semble nécessaire d’oeuvrer aujourd'hui dans deux directions :

- la première est celle de l'émergence d'une citoyenneté et, à terme d'une démocratie mondiales, seules à même de donner aux régulations écologiques, sanitaires, sociales et économiques devenues indispensables un socle de légitimité démocratique ;

- la seconde est de fournir une qualité éthique dont ce projet démocratique manque aujourd'hui cruellement. La démocratie ne se réduit ni au principe électif ni même au pouvoir des peuples de s'autogouverner : les élections peuvent être utilisées par des dictateurs ; les peuples, livrés à leurs peurs ou à leurs passions identitaires, peuvent basculer dans la guerre ou l'oppression contre d'autres êtres humains.

La démocratie mondiale doit donc être construite sur un éthos mondial reposant sur des valeurs partagées, parmi lesquelles :

l'inviolabilité de la vie humaine ;

le respect de la dignité humaine ;

la règle d'or de la réciprocité envers nos contemporains (« Ne fais pas aux autres ce que tu ne voudrais pas qu'ils te fassent ») et de la responsabilité envers les générations futures.

 

La construction d'une civilité mondiale a besoin, pour replacer la science, l'économie, la technologie au rang de moyens et non de fin, d'une exigence non soumise aux contraintes des intérêts, à l'obsession médiatique, à la pression du court terme.

C'est pourquoi il paraît nécessaire aux signataires de ce texte, qui ont bénéficié pour leurs premiers travaux de l'accueil exceptionnel de la Slovénie et de la participation effective de son président de la République, de proposer la constitution d'un Collegium éthique international en charge d’une triple fonction :

- de veille et d'alerte sur les principaux risques que court l'humanité ;

- de discernement, en particulier éthique, quant à la nature de ces risques et à la qualité des moyens nécessaires pour y faire face sans que ceux-ci deviennent eux-mêmes contre-productifs,

- de conseil auprès des gouvernements et des institutions internationales (en tout premier lieu des Nations unies) afin d'éclairer leur processus de décision.

Un tel Collegium réunira dans une commune recherche en humanité des acteurs publics, des chercheurs et des créateurs à l'écoute de la société civile (en particulier des O.N.G. et des associations de citoyens actifs) et acceptant la rencontre difficile de la quête de vérité, de beauté ou de justice avec les exigences de toute responsabilité incarnée.

New York, le 5 février 2002

 

Alors, depuis cette date, cet appel a été signé par quelques soixante-dix personnes, nommées dans l’ouvrage : on peut voir plusieurs prix Nobel, une vingtaine de présidents d’Etat et de premiers ministres, anciens ou en exercice et de nombreuses personnalités dans tous les domaines.

 

Pour terminer cette émission, je vous propose de le faire en beauté à travers le poème choisi par Stéphane Hessel, « La jolie rousse » de Guillaume Apollinaire :

 

Me voici devant tous, un homme plein de sens,

Connaissant la vie et de la mort ce qu'un vivant peut connaître,

Ayant éprouvé les douleurs et les joies de l'amour

Ayant su quelquefois imposer ses idées,

Connaissant plusieurs langages,

Ayant pas mal voyagé,

Ayant vu la guerre dans l'artillerie et l'infanterie,

Blessé à la tête, trépané sous le chloroforme,

Ayant perdu ses meilleurs amis dans l'effroyable lutte,

Je sais d'ancien et de nouveau autant qu'un homme seul

Pourrait des deux, savoir,

Et, sans m’inquiéter aujourd'hui de cette guerre,

Entre nous et pour nous mes amis,

Je juge cette longue querelle de la tradition et de l'invention,

De l'Ordre et de l'Aventure.

 

Vous, dont la bouche est faite à l'image de celle de Dieu,

Bouche qui est l'ordre même,

Soyez indulgents quand vous nous comparez

A ceux qui furent la perfection de l'ordre,

Nous qui quêtons partout l'aventure.

 

Nous ne sommes pas vos ennemis,

Nous voulons vous donner de vastes et d'étranges domaines

Où le mystère en fleurs s'offre à qui veut le cueillir.

Il y a là des feux nouveaux, des couleurs jamais vues,

Mille phantasmes impondérables,

Auxquels il faut donner de la réalité.

Nous voulons explorer la bonté, contrée énorme où tout se tait.

Il y a aussi le temps qu'on peut chasser ou faire revenir.

Pitié pour nous qui combattons toujours aux frontières

De l’illimité et de l'avenir.

Pitié pour nos erreurs, pitié pour nos péchés.

 

Voici que vient l'été, la saison violente,

Et ma jeunesse est morte ainsi que le printemps.

Ô soleil, c'est le temps de la Raison Ardente,

Et j'attends

Pour la suivre toujours la forme noble et douce

Qu’elle prend afin que je l'aime seulement.

Elle vient et m’attire ainsi qu'un fer l’aimant.

Elle a l'aspect charmant

D'une adorable rousse.

 

Ses cheveux sont d’or, on dirait,

Un bel éclair qui durerait

Ou ces flammes qui se pavanent

Dans les roses-thé qui se fanent.

 

Mais riez, riez de moi,

Hommes de partout, surtout gens d'ici,

Car il y a tant de choses que je n'ose vous dire,

Tant de choses que vous ne me laisseriez pas dire.

Ayez pitié de moi.

 

Enfin, il faut conclure : ce fût un bonheur pour moi de vous transmettre le message de Stéphane Hessel. J’ose espérer qu’il en fût de même pour vous, à sa réception. Je rappelle le titre de l’ouvrage « Citoyen sans frontières » aux éditions Fayard, Témoignages pour l’Histoire, Conversations avec Jean-Michel Helvig. C’est un ouvrage accessible à tous et qui se lit très facilement. Et vous pourrez aussi retrouver un peu plus tard les textes et sons de cette émission sur mon blog, en entrant sur le site « Radio Voix du Béarn » et en allant visiter les liens.

Chers amis, il ne me reste plus qu’à souhaiter de bonnes vacances à ceux qui partent, bon courage à ceux qui restent et à tous, en vous disant à bientôt, avec mes fraternelles salutations.

 


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